R Libérale-Conservatrice
Alexis de Tocqueville, un homme politique, conservateur, libéral et indépendant. Partie 2, 1848
Partie 2 : l'année 1848
Dans un précédent article, nous avons étudié la carrière de Tocqueville dans ce temps de relative stabilité que sont les années Guizot. Le « Moment Guizot1 » est marqué par la fin de la crise ministérielle de la décennie précédente, l'arrivée de la Révolution industrielle avec les premiers chemins de fer et une relative stagnation économique. (Après l'essor des premières années, une récession a lieu dans les années 1846-1847. Elle s’accompagne d’un déficit des comptes publics importants et des mauvaises récoltes). Durant les dix premières années de sa carrière, Tocqueville a adopté une attitude politique caractérisée par une indépendance sans conteste et sa volonté de tracer une autre voie que celle du cynisme et de la légèreté d’esprit qui caractérisait en grande partie le Parlement de la Monarchie de Juillet. Cette indépendance a un coût : l'isolement. Tocqueville ne siège ni dans la majorité ministérielle, ni parmi les chefs de l'opposition. C’est donc tout naturellement qu’il aspire à créer une troisième voie sous la forme d’un parti central.
Mais ce parti central, ne peut se réaliser, car la Révolution de Février 1848 emporte les partis traditionnels avec la Monarchie de Juillet. Par la suite, c’est sous la Seconde République que Tocqueville peut véritablement atteindre cette stature de premier plan, à laquelle il n’a pas pu accéder sous la Monarchie de Juillet. C’est dans la seconde partie du présent article que nous verrons comment Tocqueville y est parvenu entre 1848 et 1852.
Il nous reste pour cela à analyser son attitude durant cette période de troubles, d'instabilité et d'effervescence qu'est la Révolution de Février 1848.
Les prémisses d'une Révolution
La Révolution du 24 février 1848 a eu raison de la Monarchie de Juillet finissante. Nous avons vu précédemment que la gauche avait pour cheval de bataille la réforme électorale, à savoir élargir le pays dit « légal » pour y faire accéder une partie de la bourgeoisie moyenne, soit par l'abaissement du cens, le seuil d'impôt pour être électeur, ou par l'adjonction de « capacités », (un électeur ne remplissant pas la condition de cens pouvant l'être en ayant démontré ses capacités intellectuelles par un diplôme notamment). L’idée du suffrage universel n’était absolument pas partagée par les opposants dynastiques : à l’exception de quelques légitimistes et des républicains, le personnel politique de la Monarchie de Juillet n'admettait pas ce principe. Être électeur était une fonction et non un droit pour les gouvernants et les opposants constitutionnels. Seulement, avec 246 000 électeurs répartis en 459 circonscriptions, on arrivait à des collèges électoraux de 300, 200 voire 150 électeurs. Il était alors facile pour un bon sous-préfet d'orienter une dizaine de votes qui feraient basculer l'élection en faveur d'un candidat du gouvernement. C'est l'embryon de la candidature officielle que le Second Empire a systématisée par la suite. Le gouvernement Guizot avait raffiné ces pratiques pour obtenir une majorité à sa convenance au Parlement. Guizot lui-même, qui ne trouve pas de mots assez éloquents pour décrire la grandeur du régime représentatif, n'a aucun scrupule à le fausser pour parvenir à gouverner selon son bon vouloir ainsi que celui du roi Louis-Philippe. Plus le régime touche à sa fin, plus le Roi lie son sort à celui de son principal ministre. Louis-Philippe, qui est un fin politique, vieillit, s'isole de plus en plus, et écoute de moins en moins ses conseillers qui l'enjoignaient à plus de souplesse.
On constate également que le pays réel s'éloigne du pays légal, ne voyant dans les débats parlementaires qu'un jeu de dupes, de discussion stériles, de détails, et de luttes pour le pouvoir. Un fossé se creuse de plus en plus entre la représentation politique, et plus largement ceux qui participent à la vie politique, le pays légal, et les gouvernés, qui n'ont pas voix au chapitre, c'est-à-dire le pays réel. Ce pays réel tend à se séparer d'une Monarchie qui s'appuie non pas sur une grande idée (la légitimité, la démocratie), mais sur le maintien des conditions en vigueur. Le manque de grandeur, le maintien d'un statu quo étroit, tendent à renforcer la vision d'une Monarchie bourgeoise, oligarchique et détournent progressivement d’elle les classes moyennes, sur lesquelles elle s'appuyait lors de son avènement.
Un appel au pays réel par un moyen : la campagne des banquets
En conséquence de cet état de fait, l'opposition voulait l'abaissement du cens pour permettre de grossir les collèges électoraux et permettre des élections qui refléteraient l'opinion du pays, afin que le gouvernement fût véritablement représentatif. En 1847 des propositions de réformes sont proposées par deux des chefs de l'opposition dynastique, mais le parti conservateur, qui dispose de la majorité des sièges à la Chambre, les rejette en bloc.
Une partie de l'opposition voyant son impuissance à la Chambre a une idée : en appeler au pays par les banquets.
Les lois de septembre 1835 renforçant les dispositions du code civil napoléonien, les droits d'association et de réunion sont interdits de fait par l'Etat, sauf en deux cas de figure légalement admis : les funérailles et les banquets. Guizot lui-même ne dédaignait pas de recourir au procédé : pour se faire réélire dans sa circonscription de Lisieux, il faisait régulièrement organiser un banquet auquel étaient conviés les électeurs. Le banquet appartenant au même répertoire d'actions neutres que les funérailles, pour qu'un banquet soit réellement politique il faut que le toast qui le conclut comporte un message. En l'occurrence, il devait se placer sous les auspices du Roi et appeler à la réforme.
Seulement, comme l'histoire politique devait le prouver en plusieurs occasions bien des décennies plus tard, une agitation réformiste, purement légaliste, devait être subvertie par l'extrême gauche partie à la conquête du pouvoir. C'est ainsi que dans certains banquets organisés par les « radicaux », comme on les appelait, on oubliait le toast au Roi et l’on réclamait plus que la simple réforme électorale et parlementaire.
C'est pourquoi Tocqueville et ses amis ne se sont pas associés à cette campagne. Tocqueville avait pressenti qu'au mieux elle aboutirait à un échec, et que le parti conservateur se fermerait encore plus, au pire que l'agitation créée dépasserait en ampleur les buts des organisateurs, ce qu'Odilon Barrot n'avait pas perçu. Lui qui réclamait la réforme pour empêcher la révolution s'est révélé au final un des artisans, à son corps défendant, de la Révolution de février 1848.
« La catastrophe de Février »
Passons rapidement sur les évènements, le but n'est pas d'écrire ici une histoire de la Révolution de 1848. Rappelons seulement que le dernier banquet devant se tenir à Paris, le gouvernement décide de l'interdire. Et que l'agitation créée autour de cette campagne entraîne une émeute à la nouvelle de l'interdiction de ce dernier banquet. Le gouvernement de Juillet tombe rapidement devant cette émeute urbaine qui se transforme très rapidement en une insurrection. Les transactions ont été tardives, les confusions multiples. Louis-Philippe abdique le 24 février. La duchesse d'Orléans veut alors faire introniser par la Chambre le Comte de Paris, l'héritier du trône, âgé de neuf ans, mais les émeutiers pénètrent dans l'enceinte du Parlement : ç'en est fini de la Monarchie de Juillet. A l'Hôtel de Ville, tout comme au Parlement, la République est proclamée et un Gouvernement provisoire est formé, comprenant des républicains modérés, dits du National, le journal de leur tendance, des républicains extrémistes, dits de la Réforme, et même deux socialistes en la personne de Louis Blanc et de l'ouvrier Albert.
« C'est la Révolution qui recommence »
Ainsi, comme l'avait remarqué Tocqueville « on a abattu la Monarchie de dix siècles en trois ans, la Monarchie restaurée en trois jours, la Monarchie de Juillet en trois heures ». La Révolution de Juillet avait été faite dans un esprit libéral : Charles X avait bafoué la Charte qui tenait lieu de Constitution et on lui prêtait des velléités de retourner à l'Ancien Régime. Si Charles X s'est opposé de front au libéralisme de son temps, Louis-Philippe s'est drapée dans le libéralisme pour mieux le trahir, ruser avec le régime représentatif, le corrompre de l'intérieur par volonté de puissance et de pouvoir, plutôt que de l'affronter. L'un et l'autre ont dû abdiquer et fuir assez pitoyablement. Tocqueville dans un discours, son discours le plus célèbre, prononcé le 27 janvier 1848, avait été prémonitoire. Il avait dénoncé cette politique du statu quo, qui prenait parti de l'absence de troubles dans le pays, mais c'est justement parce que le pays dort, qu'il gronde.
Désormais la Révolution n'est plus seulement politique, elle est sociale. L'enjeu n'en est plus seulement le régime représentatif, le consentement à l'impôt, bref le libéralisme politique : les doctrines socialistes se sont répandues dans les milieux ouvriers urbains. L'industrialisation s’était bâtie sur un début d'exode rural : les paysans sans terres et sans travail migraient dans les villes où ils voyaient leurs conditions de vie se dégrader. Le socialisme se répand donc, la Couronne des Bourbons n'est plus la seule chose à abattre, mais désormais la propriété devient synonyme de vol et les fondements de la société sont ébranlés. Le premier à le percevoir, c'est encore Tocqueville. Dès 1847, il avait compris qu'il fallait une réforme sociale et fiscale pour soulager la misère, éteindre le paupérisme et éviter que le clivage politique passe entre celui qui possède et celui qui ne possède pas.
Le gouvernement provisoire se met donc en place, avec à sa tête un poète, Lamartine, un inclassable en politique, tantôt réactionnaire, conservateur, opposant dynastique, et enfin républicain. Pour se distinguer de la « Terreur », dont le souvenir reste lié au règne de la Convention Montagnarde, la peine de mort en matière politique est abolie. La Révolution se veut généreuse à ses débuts : elle proclame l'abolition de l'esclavage et accorde le suffrage universel.
D'un scrutin censitaire uninominal majoritaire à trois tours par circonscription, on arrive à un scrutin de liste majoritaire départemental à un tour, de fait. Aucune transition n'est mise en place entre un scrutin restreint à la portion congrue au suffrage de tous. L'Assemblée Constituante est composée de près de 900 membres, jusqu'à quinze députés peuvent être élus par département. Ce mode de scrutin renforce les listes composées à l'avance, car à l'époque où les communications sont faibles et où la majorité du pays est rurale, il est difficile de connaître les candidats qui proviennent de l'autre extrémité du département.
Après la torpeur des premiers instants, le retour du politique
Un moment d'hésitation saisit d’abord Tocqueville quant à l'idée de se représenter devant les suffrages de ses compatriotes normands. Mais rapidement il décide d'être à nouveau candidat, et de siéger dans cette Assemblée destinée à rédiger la Constitution républicaine. Même au péril de sa vie, car l’agitation est grande. Il considère que s'il a tenté de donner une expression à ses idées en temps de paix, de calme, voire d'immobilisme, il se doit de le faire quand le péril est grand, et que se joue véritablement l'avenir de son pays. Il ajoute dans ses Souvenirs, que le danger est également une motivation, un souffle pour l'action politique. Il se met donc en campagne et ne se ménage pas. Jamais il n'a organisé de réunions publiques : on le voit à un banquet,
répondre à des interpellations de ses concitoyens, assister à un club d'ouvriers. Le grand notable s'adapte au mode de scrutin modifié. Ce mode de scrutin favorisait en fait les listes républicaines, car à leur tête se trouvaient les Commissaires envoyés par le gouvernement provisoire dans les départements. Entre l'envoyé en mission de la Convention et le préfet de Louis-Philippe, ce sont eux qui détiennent en partie les clefs de l'élection d'avril 1848, du fait de leur notoriété et de l'habitude prise de voter pour les candidats désignés par l'administration. Localement, après avoir voulu écarter Tocqueville, ils l’intègrent sur leur liste... quoique bon-dernier ! Le commissaire n'était autre que son rival au sein de l'opposition dans le département de la Manche, sous le régime précédent. Qu'à cela ne tienne, Tocqueville est élu en 3e position avec près de 90% des suffrages !
Fort de cette nouvelle légitimité, qui ne tarde pas à faire de lui l'homme fort du département, Tocqueville peut siéger dans la nouvelle Assemblée.
Les débuts au sein de la Constituante
Tocqueville fait partie de ces rares rescapés de la dernière assemblée de la Monarchie de Juillet. Beaucoup des anciens conservateurs n'ont pas daigné se représenter. Même Thiers, le chef des chefs du Centre Gauche est battu. Il ne reste que quelques anciens opposants comme Odilon Barrot ou Charles Rémusat. L'Assemblée, qui est nouvelle à la grande majorité, est bien inexpérimentée. Les forces ne peuvent être comptées aussi précisément que lors d'une élection législative contemporaine, mais l'Assemblée est composée aux deux tiers de républicains modérés, le reste se partageant entre des légitimistes qui entrent en force dans cette Chambre et des républicains rouges, les nouveaux Montagnards.
Tocqueville siège parmi les républicains, dits « du lendemain ». Il a adhéré à la République, sans enthousiasme mais sans états d'âme ou arrière-pensées. Il pense en effet que l'expérience mérite d'être tentée, qu'une République modérée, sage, qui allierait les libertés que la Monarchie de Juillet avait promises sans les accorder et la défense de l'ordre, de la propriété et des structures traditionnelles est possible. Il l'avait vu par-delà les mers. Après soixante ans d'instabilité serait-ce enfin la clôture de l'ère des Révolutions ? Une république libérale et conservatrice peut-elle être cette transaction dans cette « guerre de cent ans » qui oppose l'Ancien Régime à la Révolution ? Ce sont du moins les vues que Tocqueville a essayé d'imposer au comité de Constitution.
Tocqueville et la rédaction d'une nouvelle Constitution républicaine
Sa « Démocratie », son ouvrage connu et reconnu lui a valu d'être élu au sein de ce comité de Constitution qui comprend toutes les nuances de la Chambre à l'exception des légitimistes. Son ami Beaumont ainsi qu'Odilon Barrot siègent avec lui. Néanmoins, ils se retrouvent en minorité face aux autres membres du comité. Tocqueville a voulu peser de son influence sur trois points particuliers : la décentralisation, le bicaméralisme et la désignation du Président de la République par un vote populaire. Il n'obtient satisfaction que sur le dernier point.
La décentralisation est au cœur de la pensée et de l'action de Tocqueville. Face à un pouvoir étatique grandissant, elle constitue un contre-pouvoir, capable de lutter contre la tyrannie de la majorité. C'est aussi le moyen de préserver les communautés traditionnelles, le lien social qui permet de ne pas atomiser l'individu. C'est également le moyen permettant d'assurer une éducation politique progressive, ce qui a manqué aux Constituants de 1848. Si Tocqueville loue la bonne foi de ces derniers, il ne peut que constater leur inexpérience politique. Or, en matière de décentralisation, le comité est rallié aux idées jacobines : même Beaumont ne prend pas la peine d'appuyer Tocqueville, seul Barrot le soutient.
Le bicaméralisme ne remporte pas plus l'adhésion : pour ces républicains, il s'agit soit d'une vielle résurgence monarchique, soit de l'apanage des Etats fédéraux. Tocqueville leur répond pourtant qu'en Amérique des Républiques qui n'étaient ni aristocratiques ni organisées de manière fédérale avaient des chambres hautes tout comme les Etats au sein des Etats Unis. Il retenait la nécessité d'une Chambre haute sur trois points. Le premier étant l'importance d'un contrôle du pouvoir exécutif, sur les choix des ministres et la ratification des traités. En second lieu, il insiste sur la nécessité d'un arbitre entre la Chambre basse et le Président, pouvant trancher en cas de conflit. Enfin, la seconde Chambre et la navette parlementaire pouvait limiter « l'intempérance législative » et la tyrannie d'un législateur unique, tout-puissant.
On voit combien Tocqueville était prévoyant, et à bon droit, aussi bien sur les évènements qui vont suivre, comme le conflit latent entre l'Assemblée et le futur Président, que sur ceux relevant d’un avenir plus lointain. Le Sénat actuel relevant de notre constitution d’Octobre 1958 permet de limiter les pouvoirs de l'Assemblée Nationale. Celle-ci est élue, depuis l’adoption de l’actuel quinquennat, en fonction de l'élection présidentielle. Bénéficiant de la dynamique politique apportée par l’élection présidentielle, elle confère au président une majorité confortable, qui lui est le plus souvent très fidèle. Tous les pouvoirs se trouvant momentanément concentrés aux mains du même parti ou de la même coalition, cela peut mener à des dérives que l’existence d’une Chambre haute corrige. Ainsi, à titre d’exemple, si la loi Taubira sur la justice n’avait pas été amendée par le Sénat, si le texte de l'Assemblée avait été adopté tel quel, la France aurait eu une loi qui aurait vidé les prisons…
C'était la position que partageaient les grands notables : ils voulaient la décentralisation, le bicaméralisme, mais n'étant réduits qu'à la portion congrue, et étant réduits au silence du fait de leur compromission avec le régime précédent, ils ne purent que faire accepter l'élection au suffrage universel du Président de la République. Tocqueville l'aurait souhaitée par un suffrage à deux degrés, à l'américaine, mais il obtint que le Président ne soit pas élu par l'Assemblée.
La fin de l'isolement, l'état de grâce du Général Cavaignac
La République est menacée en juin 1848, juste avant les travaux de la commission de la Constitution. Des Ateliers nationaux ont été créés aux débuts du gouvernement provisoire afin de donner du travail aux chômeurs qui étaient nombreux du fait de la crise économique à Paris. Seulement, le nombre des ouvriers qui affluent aux ateliers nationaux dépassent la capacité d'accueil de ceux-ci, d'autant plus qu'il n'y a pas de grands travaux à organiser. On arrive donc à une situation économique intenable : salarier des dizaines de milliers d'ouvriers sans leur donner du travail en conséquence. L'Assemblée décide en juin 1848 de fermer ces ateliers qui n'étaient pas économiquement viables à terme. Falloux et Lamartine proposent alors des projets pour assurer une transition ou de faire travailler à des œuvres utiles comme l'édification de chemin de fer. L’Assemblée n'acquiesce pas. (Certains historiens en tirent parti pour avancer que le but premier des Ateliers Nationaux, avant de fournir du travail, était de regrouper en un même lieu des ouvriers que l’on pourrait soumettre chaque jour pendant plusieurs heures à l’endoctrinement politique, au lieu de les disperser dans des chantiers). Sans ressources financières, les ouvriers décident de mener une insurrection contre la « République bourgeoise ». Tocqueville avait encore vu juste. La nature de la Révolution n'était plus la même, elle n'est plus seulement politique : elle est sociale. La République n'était pas souhaitée seulement comme la fin d'un régime oligarchique et censitaire, mais comme dispensatrice de bienfaits, de redistribution, d'assurer non seulement l'égalité politique, mais l'égalité sociale. C'était le sens autrefois du mot démocratie. Ce n'était pas seulement un régime représentatif basé sur le suffrage universel, mais l'égalité à tous les niveaux, juridique, politique et social.
L'insurrection est matée rapidement. Plusieurs fois, certains groupes avait tenté de menacer l'Assemblée ou le Gouvernement provisoire au cours des premiers mois, cette fois l'Assemblée donne les pleins pouvoir à un Général, qui s'est illustré en Afrique : Eugène Cavaignac, un républicain de la veille, mais un homme d'ordre.
La révolte matée, il devient le Président du Conseil, désigné par l'Assemblée, remplaçant la Commission exécutive qui n'était que la succession, moins les socialistes, du gouvernement provisoire. Néanmoins, l'Assemblée n'est plus la même qu'en avril 1848. Elle incline désormais à droite, les espoirs de février ne se sont avérées être que des bons sentiments et des rêves périmés.
Or, Cavaignac, par fidélité filiale (étant le fils d'un régicide de 1793) et par fidélité envers ses anciens compagnons de lutte, a du mal à comprendre ce basculement politique. Il se résout finalement le 13 octobre 1848 à faire une part à la droite dans son Ministère.
C'est la grande chance de Tocqueville. Occupant une position intermédiaire entre les Républicains de la veille (mais modérés, le centre gauche de l'Assemblée), et les anciens conservateurs revenus en force avec les législatives partielles, il incarne un courant de transition qui n'est plus isolé comme de 1839 à 1848 mais peut servir de pont, de point de ralliement. D'autant plus quand les chefs du camp conservateur ne veulent pas se compromettre dans un ministère jugé provisoire.
S'il ne rentre pas au Gouvernement, Dufaure, un de ses amis, occupe le portefeuille de l'Intérieur, rejoint par Vivien dont il est proche. Son ami Beaumont reçoit la prestigieuse ambassade de Londres. Tocqueville, lui, est nommé pour faire partie du Congrès de Bruxelles qui doit régler la question italienne dans l'Europe qui accomplit son « Printemps des Peuples. »
L'élection présidentielle du 10 décembre, Tocqueville décide de soutenir Cavaignac contre le neveu de l'empereur : Louis-Napoléon Bonaparte
L'élection présidentielle approche. Elle est fixée au Dix Décembre 1848. La situation est confuse et ne se s'éclaircit qu'au début de novembre. Cavaignac perd de plus en plus de soutiens dans l'Assemblée, n'ayant pas su ou voulu faire de concessions à la droite de l'Assemblée, désormais majoritaire, et l'ayant parfois ulcérée par des provocations inutiles. Pendant ce temps, une personnalité ne perd pas son temps, qui, au contraire de Cavaignac, ne dédaigne pas les soutiens de droite et les recherche même activement. Il s'agit de Louis-Napoléon Bonaparte. Louis-Napoléon avait réussi à se faire élire dans plusieurs départements. Au moment d'élections législatives partielles, à Paris il incarnait le bonapartisme révolutionnaire, tandis qu'en province il incarnait la réaction à une République qui augmentait les impôts et faisait travailler le peuple de Paris au détriment de la province. Il avait démissionné une première fois, pour mieux se faire réélire plus tard. Sa popularité allait croissant dans l'opinion, et il représentait le seul candidat possible pour le comité de la rue de Poitiers, mieux connu sous le nom de Parti de l'Ordre. Parti qui réunissait les anciens conservateurs, comme Molé, l'ancien Centre gauche comme Thiers, l'ancienne Gauche avec Barrot et des légitimistes comme Falloux et Berryer. Tous ces grands notables n'étaient connus que dans leur arrondissement, ou leur département, et incapables de réunir des millions de voix sur leurs noms. Ils ont eu alors l'idée, avancée par Thiers, de présenter sous leur couleurs Louis-Napoléon, parce qu'il serait « un crétin que l'on mènera ». Il était, en effet, l'auteur de deux coups d'Etats ratés. Son intervention à l'Assemblée s'était révélée piteuse – or, comme nous l'avons dit, à l’époque, la capacité d'un homme politique se jugeait à l'aune de ses qualités oratoires –. Etant qui plus est, d'un caractère taciturne et ayant la parole rare, il passait pour quelqu'un de simple et de facilement manipulable.
Tocqueville s'en méfie d'instinct, il ne le croit pas si stupide, et sait la force qu'inspire son nom dans les campagnes française. Il a perçu la possibilité qu’aurait Louis-Napoléon de rétablir un régime du sabre, un despotisme militaire. En conséquence, Tocqueville se rallie à Cavaignac, fait campagne pour lui et contre Louis-Napoléon, sans succès. Louis-Napoléon reçoit sur son seul nom 5 millions et demi de voix, soit 75% des suffrages exprimés, contre un million et demi pour Cavaignac soit 20% des exprimés. Tocqueville décide alors de démissionner de sa fonction de chargé de négociations au sein du Congrès de Bruxelles (qui ne se tiendra pas). Beaumont démissionne de l'ambassade de Londres. Une parenthèse se ferme, celle d'une proximité avec le pouvoir. Néanmoins, ce ne fut pas la seule occasion qu'ait eue Tocqueville, comme on le verra par la suite.
Batailles gagnées, batailles perdues …
En définitive, en 1848, l'avenir était bien plus qu’aléatoire, incertain, obscur, mais Tocqueville est parvenu à rompre l'isolement qui caractérisait sa situation au sein de la Chambre, et aux débuts de l'Assemblée Constituante, les circonstances ont changé. La République utopique est morte avec les canonnades de Juin 1848, un basculement à droite s'est opéré, et Tocqueville et ses amis peuvent enfin faire valoir leur position d'intermédiaires, d'hommes d'ordre, épris des libertés, conservateurs mais partisans d'une République modérée. Cette position mesurée que les événements avaient mis tant de temps à leur permettre d’assumer.
L’arrivée au pouvoir du Pince-Président change la donne, et c'est désormais un acteur de poids. Deux pouvoirs vont donc se regarder, se méfier et se défier. D'un côté, l'Assemblée aux mains des caciques du Parti de l'Ordre, de l'autre, le Président auréolé de la légitimité conférée par le suffrage populaire et des millions de voix qui ont couronné son élection.
C'est dans ce nouvel environnement que Tocqueville et ses amis vont devoir se mouvoir, placés entre ces deux pouvoirs et Tocqueville va tenter, une fois de plus, d'imposer ses convictions dans l'arène politique. Néanmoins, cette fois, il a la chance d'arriver aux affaires, un instant, en tant que Ministre des Relations extérieures, c'est ce que nous verrons dans le prochain article qui conclura ces épisodes autour du parcours politique du député de la Manche.
Alexis Lorendeaux
Président de l'Union des Jeunes pour le Progrès
Notes :
1 En référence au titre de l’ouvrage fondamental de Pierre Rosenvallon qui détaille la pensée de François Guizot.